Nombre de messages : 1494 Age : 30 Localisation : Le pays des vaches, Normandie Date d'inscription : 20/12/2008
Sujet: No Direction Home & l'image d'archive Mar 8 Nov - 22:44
Yo les gens, je sais que ça fait des siècles que je n'ai pas publié sur le forum (mais je vous lis encore de temps en temps) mais j'ai récemment eut à rendre en cours un devoir sur l'image d'archive en sujet libre (je rentre pas dans les détails du cours évidemment, mais vous aurez compris qu'il s'agit d'étudier les différentes façon d'utiliser et de traiter des images préenregistrées au cinéma) et j'ai choisit No Direction Home. Je me suis dit que ça pourrez intéresser ceux d'entre vous qui ont 5 minutes de libre, donc voilà.
No Direction Home est un documentaire américain réalisé par Martin Scorsese, sorti en 2005 et diffusé à la télévision sur la chaîne PBS. Le documentaire, qui peut être qualifié de documentaire-fleuve du fait de sa durée (près de 3h30) et des centaines de sources d'archives qui le compose ce qui entraîna une très longue période de montage (près de quatre ans), revient sur une période de la vie et de l'oeuvre de Dylan s'étendant de son enfance dans les années 40 à son accident de moto en 1966, qui entraîna une période d'inactivité où il se consacra à sa vie de famille (donc une vingtaine d'années couverte en tout). Le film effectue également de larges détours pour mettre en place certains contextes culturels qui forgèrent Dylan en tant qu'artiste : la scène musicale américaine des années 50 (donc ce qu'il écoutait durant son enfance et son adolescence), et surtout le Greenwich Village du début des années 60, un quartier de New-York qui devint à cet époque l'épicentre de la nouvelle scène folk américaine, héritière de celle des années 30-40, fortement politisée et de laquelle émergea initialement Dylan. Par conséquent et du fait des spécificités de cette scène musicale cruciale pour Dylan, le film s'attache aussi à dépeindre les contextes politiques et sociaux de l'époque, ce contre quoi protestait la scène folk : la guerre froide et l'escalade nucléaire, la ségrégation raciale, la montée en puissance des idéologies anti-establishment... Après cette longue mise en place et l'histoire de la progression de la popularité de Dylan en tant que chanteur protestataire, le film montre la rupture que Dylan effectua avec cette scène très codée : abandon des textes politiques en faveur d'une prose plus dense, surréaliste et complexe, introduction d'instruments électrique, création d'un son inédit pour l'époque... Parallèlement à ça, le film montre les réactions violentes qu'entraînèrent cette évolution musicale auprès de ses premiers fans, partisans d'une certaine pureté musicale associée à la scène folk. Ceci sera particulièrement prégnant lors d'une tournée anglaise que chronique le film, où le public hue le groupe au point de rendre inaudible la musique, où des objets étaient jetés sur scène, où des articles de presse assassinaient les performances... C'est à ce moment du film que l'on rentre dans l'intimité de Dylan, où le film dévoile son épuisement physique et psychologique du fait de l'animosité qu'entraînait son travail, de l'intensité-même de son activité, et de sa grande consommation de drogues diverses. Ce qui aboutit donc sur cet accident de moto qui clôt le film et à la suite duquel Dylan arrêta de travailler pendant quelques années. On peut estimer que toute cette période que couvre le film, de l'émergence de Dylan à 1966, est la période la plus reconnue, en tout cas la plus connue, de la carrière de Dylan.
À propos de la manière dont est structuré le film et du type d'images qu'il utilise, on peut le diviser en deux grandes catégories, comme beaucoup de documentaires : les images tournées spécifiquement pour le film, qui doivent visuellement composer environ un quart du film, et les images d'archives, qui constituent donc le reste. C'est donc à grande majorité un film qui brasse des archives. Les images tournées spécifiquement pour le film sont assez simples, et se présentent même sous une forme ultra-classique, ce qu'on surnomme parfois en documentaire de manière un peu péjorative des « talking heads ». Ce sont ces séquences d'intervenants qui sont interviewés, mais dans lesquelles on supprime les questions, de façon à ce qu'ils aient l'air de s'exprimer seuls, et que l'on nomme ainsi parce que ces intervenants sont souvent cadrés au dessus de la taille. Tandis que le film déroule son récit construit à base d'images d'archives, les intervenants, des acteurs de l'action de l'époque (Dylan lui-même, ses contemporains, ses fréquentations...), commentent rétrospectivement les événements de l'époque en voix-off, tandis que leur visage apparaît régulièrement à l'écran. C'est donc bien visuellement que ces images tournées pour le film en constituent seulement un quart, car leur bande-sonore est bien plus présente, et chevauche les images d'archives de manière quasi-omniprésente. Les talking-heads ont donc valeur de commentaire rétrospectif tandis que ce sont les images d'archives qui vont former le récit.
La nature de ces images archives est plus complexe et elles peuvent elles-même être divisées en deux catégories. Il y a d'abord le bloc des « archives multiples » : images tirées de concerts, d'émissions télés, de documents historiques, de journaux, mais aussi archives sonores et photographiques elles mêmes tirées de sources « officielles » et médiatiques. Ces archives, majoritaires dans le film, servent essentiellement à mettre en place et à présenter, et sont surtout utilisées dans toute la partie du film qui présente la période pré-électrique de Dylan, une période faite de contextes à mettre en place, car Dylan à ce moment là de sa carrière est en tant qu'artiste et en tant qu'individu rattaché à des contextes multiples, tandis que la période électrique sera celle de l'individualité, de la création d'une musique inédite et personnelle et d'une existence vouée à cette musique. Mais avant, il y a donc des contextes à mettre en place, tels que la géographie et l'histoire de la région dans laquelle Dylan a grandit, la scène musicale des années 50 à travers laquelle il a découvert la musique, et celle de Greenwich Village dans laquelle il a commencé à se construite en tant qu'artiste, puis la réception de Dylan tandis qu'il a commencé à émerger et qu'il est évidemment cruciale de décrire, puis le contexte politique et historique qui a façonné sa musique... C'est tout cela que va mettre en place cette première catégorie d'archives. Ces archives se présentent de manière extrêmement dense, plusieurs à la minute, et elles sont de nature multiple.
Ici on peut voir comment le film, dans sa volonté de représenter un lieu et une époque précis, brasse plusieurs vidéos, plusieurs photos, plusieurs bande-sonores, plusieurs intervenants en quelques minutes, partant de Dylan (son arrivée à Greenwich Village) pour arriver à quelque chose de plus large (Greenwich Village lui-même), exprimant à la fois un contexte politique (le discours de Kennedy au début) et décrivant une scène culturelle et l'ambiance qui y régnait, tout en enchaînant des histoires et des anecdotes personnelles et en présentant les œuvres artistiques qui en sont sorties (le poème Howl d'Allen Ginsberg)...
Personnellement j'assimile ces archives et le large moment du documentaire à laquelle elles sont rattachées aux séquences d'exposition de certains films de Scorsese, tels que Les Affranchis (1991), Casino (1995) plus récemment Le Loup de Wall-Street (2013) ou même cette année le pilote de la série Vinyl. Ces moments d'exposition, de mise en place, se révèlent toujours chez Scorsese un peu plus que cela. Déjà de par le temps qu'il leur consacre, près d'une heure dans chaque œuvre, là où la majorité des films, ou des documentaires, ne prennent que 10 ou 15 minutes pour mettre en place l'univers dans lequel va se dérouler le récit qui sera le vrai point de focalisation du film. Chez Scorsese, ces univers et les codes qu'ils contiennent font absolument partis de l'expérience qu'il cherche à transmettre avec son film. Il cherche à nous les faire vivre, que ce soit le monde de la mafia, des casinos, de la finance, de l'industrie du disque ou tous ces différents contextes politique, artistique, sociaux et culturels qu'aborde No Direction Home en marge de la progression de la carrière de Dylan, qui reste véritablement « l'intrigue » du documentaire mais qui demeure néanmoins pendant la majeure partie du film diluée dans l'exposition de ces contextes qui sont exprimés à grands coups d'images d'archives, là où dans ses autres films elle est diluée dans un large ensemble de séquences fictionnelles. Mais en dehors de ça la partie « exposition » de No Direction Home reste donc néanmoins typiquement « scorsesienne » sur de nombreux point. Déjà sur la densité des images, leur succession rapide. C'est aussi quelque chose que l'on retrouve dans ses films de fictions, où des dizaines de scènes et de séquences se succèdent à un rythme rapide lors des séquences d'exposition. Cela participe à la création d'une exposition dynamique, qui nous implique dans la narration par le rythme seul, et par la multiplicité des informations à assimiler, car ce sont bien les multiples facettes d'un univers inconnu qui nous sont présentées. Cela créer donc aussi une impression de vivacité aux univers qui sont offert à nos yeux, ils sont très actifs et animés et donc on peut plus facilement s'y perdre parce que nous pouvons alors les « vivre » véritablement, car bien qu'ils nous soient racontés au passé ils paraissent encore bien présent.
D'ailleurs et à ce niveau, le commentaire audio rétrospectif participe à cet effet et est un autre point commun entre les séquences d'exposition des fictions de Scorsese et de No Direction Home. Déjà, ils créent du lien entre les séquences, des séquences passées et diverses mais qu'une narration « présente » lient entre elles par une forme de courant de conscience. On a des personnages qui, à l'audio, se remémorent différents épisodes de leur passé en sautant un peu brusquement d'un moment à un autre, comme on peut le faire dans la vraie vie. Ce qui permet à Scorsese de sauter d'un contexte politique à un épisode personnel, de la description d'une anecdote du passé à une analyse rétrospective d'une situation vécue, de passer du général au particulier et inversement... En somme de mettre en place de longues séquences d'exposition dans lesquelles sont diluées une intrigue plus réduite et personnelle. Cela participer aussi à l'effet de dynamisme qui se dégage de ces séquences, puisque l'on doit faire attention tant à l'image, qui nous montre quelque chose, qu'à l'audio, qui nous le commente rétrospectivement. On a deux niveau de mise en place, le présent à l'audio et le passé à l'image, mais donc au final un passé qui paraît bien présent.
La deuxième catégorie d'images d'archives du film sont celles tirées des rushs du cinéaste D.A. Pennebaker, et c'est celle qui raconte la rupture artistique de Dylan et tout ce qui s'en est ensuivi. Elles sont utilisées dans le film comme des formes de flash-forward brefs et brusques qui permettent de non seulement exprimer la rupture nette dans la carrière de Dylan que représente ces images mais aussi de créer une opposition fortes entre les deux types d'images d'archives, mais j'y reviendrais. D.A. Pennebaker avait déjà tourné un documentaire célébrissime et essentiel sur une tournée de Dylan en Angleterre en 1965, et intitulé Don't Look Back. Pennebaker refit la même chose, lors d'une autre tournée en Angleterre l'année suivante, au beau milieu de cette période électrique tendue (ce qui rend donc ces images précieuses en terme d'archives, au vu du statut mythique que tient cette période aujourd'hui), mais cette fois-ci cela n'aboutit pas sur un documentaire et le film resta à l'état de projet, sauf sous une forme bâtarde et non officielle, montée non pas par Pennebaker mais par Dylan lui-même, qui demeura inédite sauf dans une mauvaise version qui se passe sous le manteau et intitulée Eat the Document. Mais Scorsese a donc eut accès à ces dizaines d'heures d'images pour No Direction Home et s'en sert allègrement. Avant de commenter la nature de ces archives spécifiques, voici l'extrait qui ouvre la seconde partie du film, celle qui va plus se centrer sur la période électrique de Dylan, pour vous donner une idée de à quoi ressemblent ces images comparés à ce qu'on a vu tout à l'heure :
J'accorde un statut particulier à ces images d'archives vis-à-vis des autres pour de multiples raisons. Déjà de par la façon dont elles sont utilisées par Scorsese : c'est la seule source « archivique » à laquelle il revient à plusieurs reprises, tandis que les autres archives (une émission, un concert, une interview, une photo...) sont prises dans un flot continu et disparaissent aussi vite qu'elles sont arrivées, pour ne plus jamais revenir. Les images de Pennebaker, elles, reviennent régulièrement. Ce sont aussi les seule archives qui constituent des séquences à elles seules, qui ne sont pas associées à d'autres, qui ne sont pas contextualisées, et qui s'étalent un peu dans le temps. Elles ne sont même pas associée à un commentaire audio rétrospectif, Scorsese les laisse durer et s'exprimer par elles-même. Mais au delà du statut particulier que leur accorde Scorsese dans son documentaire, elles sont aussi et surtout différentes des autres archives du documentaire de par leur nature même. Il s'agit d'archives documentaires, tandis que l'on avait eu affaire majoritairement jusqu'ici à des archives médiatiques (à l'exception de quelques photos personnelles). Cela leur confère déjà un style esthétique particulier, parce que les images sont tournées en couleurs alors que pour les vidéos on avait eu affaire jusqu'ici à des archives télévisuelles et donc en noir et blanc, et ces archives documentaires sont de plus tournées par des longs plans caméra à l'épaule, alors que encore une fois les archives vidéos présentées jusqu'ici étaient essentiellement télévisuelles et donc soigneusement montées et tournées. Cette distinction esthétique permet déjà de les reconnaître entre-elles. Mais la différence se trouve aussi et surtout dans ce que montre les images : Dylan dans son intimité, pas tel qu'il se présentait dans la sphère médiatique. Voici deux extraits qui contrastent bien ces différences.
On peut déjà constater ici la différence esthétique dont je parlais, noir et blanc contre couleur, zoom soigneux contre zoom brusque et qui casse un instant le focus, la mise en scène soigneuse contre l'immédiateté. Mais les différences vont plus loin. Ici on a d'abord un Dylan extrêmement mal à l'aise, alors que pour parler de lui à la télévision, dans un média, le présentateur lis un article de presse qui présente justement Dylan. C'est la représentation médiatique qui s'auto-cannibalise dans sa volonté de représenter, définir quelqu'un et l'oeuvre qu'il a créé. Puis on a un concert, où Dylan est introduit par une femme qui dit « Vous le connaissez, il est à vous », face à quoi le public applaudit. Puis dans le second extrait, qui sont des images de Pennebaker, on a cette fois Dylan en coulisses, hors représentation médiatique, mais qui se plaint toujours de la façon dont la presse le représente, et de la réaction d'un public qui ne le connaît plus, qui n'arrive plus à le suivre. Donc pour globaliser, on a à plus d'un titre ici une confrontation d'une représentation commentée et mise en scène face à une représentation spontanée et indépendante de tout point de vue établit.
Et c'est là où le fait que ces images soient tournées par D.A. Pennebaker devient important. Pennebaker est considéré comme l'un des plus grands documentariste du cinéma, et l'un des plus grands représentants d'un de ses courants, le cinéma-direct, une version plus radicale du cinéma-vérité. Le mouvement a commencé à se former grâce aux possibilités techniques qu'entraînèrent l'invention à la fin des années 50 de système de capture audio et vidéo portatifs, de petites caméras manipulables par une ou deux personnes, et avec lesquelles ont pouvait librement se déplacer. Par conséquent ces nouvelles technologies permettent à quelqu'un de se placer au cœur d'une action, et de la filmer telle qu'elle se déroule, en temps réel. Cette possibilité à vite entraînée un courant chez les documentaristes, celui du cinéma-direct donc et qui est porteur d'un certains nombre de principe et d'idéaux, ceux de la réalité objective. L'idée est donc de se placer au cœur d'une situation, d'y demeurer jusqu'à ce que sa caméra et soi-même y soient ignorés, supposément, et capturer cette situation telle qu'elle se déroule en temps réel, sans le moindre interventionnisme, ni sur le moment ni en post-production. Le documentariste assume alors une position qu'on appelle en anglais « fly on the wall », une mouche sur un mur, un témoin auquel on ne fait pas attention. Donc le produit fini se présente dans l'idéal sans voix-off, sans talking-heads, sans moments provoqués, sans interventions d'images extérieures à celles qu'on a filmées, etc... En gros tout l'opposé de ce que fait Scorsese lui-même dans son propre documentaire. Finalement, le réalisateur et sa marque sur son documentaire ne se fait qu'au moment du montage, car il faut bien néanmoins sélectionner et organiser les images que l'on a saisit. Mais les documentaristes du cinéma-direct choisissent souvent alors la voie du moindre mal, comprendre du moindre interventionnisme. Dans Don't Look Back par exemple, considéré comme l'une des œuvres phares du cinéma-direct, Pennebaker sélectionne ce qui lui paraît être les séquences les plus représentatives de ce à quoi il a assisté, le plus objectivement possible, et les organise de manière chronologique : le film commence par l'arrivée de Dylan à l'aéroport et se termine par le dernier concert de la tournée. Donc même le montage tends à essayer d'obtenir le plus d'objectivité possible. Bien sûr cette question de l'objectivité est devenu depuis les années 60 quelque chose de bien plus complexe au sein du cinéma-direct, puisque la question de la possibilité de laisser une situation intacte lorsqu'une caméra la filme est aujourd'hui beaucoup plus problématique. Mais toujours est-t-il qu'à l'époque où sont tournées les images de Pennebaker, l'idéal d'objectivité du cinéma-direct, qui en est à ses débuts, lui est toujours intact.
Et cet idéal d'objectivité documentaire est particulièrement intéressant puisque les images filmées par Pennebaker et reprises par Scorsese montrent justement pour beaucoup la détresse de Dylan face à la sphère médiatique et l'image qu'elle renvoie de lui, quelque chose de présent dans l'extrait que j'ai montré tout à l'heure, plus précisément l'apparente incompréhension de sa musique actuelle par les journalistes, et leur besoin de le rattacher à des mouvements, de le définir, de le catégoriser. De produire en définitive une image de lui-même qui soit filtrée à travers un mode de communication immédiatement compréhensible : voilà de qui il s'agit, voilà ce qu'il fait, voilà pourquoi il le fait, voilà ce qu'il exprime, voilà à quoi ça ressemble. C'est la valeur des archives médiatiques d'un individu, d'une personnalité publique, elle ne peuvent qu'en proposer qu'une version tronquée, partielle, mise en scène. Alors que les images de D.A. Pennebaker capturent sans commentaires, propose une version brute de Dylan, et se faisant, une version plus intime.
Le Dylan intime vs. Le Dylan médiatique, comprendre l'archive documentaire contre l'archive médiatique c'est aussi quelque chose qui est opposé dans No Direction Home. Parce que je rappelle que les représentations de Dylan que l'on aura vu majoritairement dans la première partie du film de Scorsese auront été des représentations médiatiques, alors que dans la seconde nous avons davantage Dylan côté coulisses, parfois littéralement côté coulisses puisqu'on voit beaucoup d'images de Dylan juste avant qu'il rentre en scène, qu'il aille se mettre en scène (parce que les scènes de concert, aussi présente dans le film sont elles aussi aussi insignifiante par rapport à la représentation « vraie » de Dylan). Et dans cet extrait, on aura non seulement un aperçu du Dylan côté coulisse, par son agacement de sa représentation par la presse, mais aussi des coulisses de la presse elle-même, comment les images de la première partie de No Direction Home sont fabriquées en quelque sorte.
On voit des caméras, des appareils photos et des micros de tous côtés, prêts à enregistrer, mais à enregistrer des réponses palpables, des définitions : vous êtes ceci, pouvez-vous prendre cette posture. On voit même Dylan tenter de répondre à tout ça en inversant les rôles, en leur renvoyant leurs questions, en leur faisant adopter la posture qu'ils veulent qu'il adopte, en les prenant en photos quand eux le prennent en photos... Voilà tout ce que capte Pennebaker, qui lui voit plus large, enregistre davantage le brut d'une situation, ou d'une personne. Voilà au final une manière de contraster deux façons dont a pu être représenté, et aussi perçu, une personnalité publique, en comparant deux types d'images d'archives qui existe sur elle.
Mais se faisant, No Direction Home interroge aussi son propre statut de documentaire, parce qu'il utilise lui-même les deux types d'images pour atteindre son objectif, faire le portrait de Dylan, définir l'homme qu'il était et établir l'oeuvre qu'il a accomplit lors de la période que le film couvre. Et comme on l'a vu, il utilise pour cela tant les archives médiatiques que les images de Pennebaker. Mais il faut voir à quelle période de la vie et de la carrière de Dylan correspond l'emploi de chacun des types d'images d'archives. On l'a dit, il est raisonnable de dire que la période folk de Dylan est relative a un ensemble de contextes. Le film, dans son portrait de la scène folk de Greenwich Village, aura tout fait pour appuyer ça, en montrant que cette scène musicale est fortement rattachée à la notion de tradition, qu'elle tourne autour d'un répertoire de standards remontant parfois jusqu'à la fin du 19ème siècle et se transmettant d'interprète en interprète, que les instruments musicaux qu'elle utilise sont des instruments acoustiques anciens et détachés des évolutions technologiques (guitare, banjo, mandoline, autoharpe, etc...), en bref que la scène folk est quelque chose de traditionaliste, certains diront de statique. À ce moment là du documentaire, il montre aussi que Dylan s'est beaucoup est très directement inspiré de certaines figures musicales, telles que Woody Guthrie. Et que sa musique, comme celles de la plupart des musiciens de la scène folk, puisait très directement dans les contextes politiques et sociaux de son époque. En somme, que l'artiste qu'était Dylan à l'époque, l'oeuvre qu'il produisait, pouvait être défini à l'ensemble de ses influences et des contextes dans lesquels il s'inscrivait, un courant musical, certains artistes, certains thèmes. C'est pour cela qu'une représentation médiatique n'est pas inappropriée pour aborder cette période, parce que l'oeuvre qu'il accomplissait à l'époque était définissable, reconnaissable et assimilable à certaines choses préexistantes. À certaines images, à certaines archives en quelque sorte, ce que fait Scorsese pendant toute la première partie de son film, il définit Dylan par des images qui sont pour certaines antérieures à lui-même. On peut même mettre cela en parallèle à la réception enthousiaste du public, comme le fait Scorsese (comme lorsqu'il enchaîne l'extrait de l'émission de Steve Allen avec l'introduction de Dylan à un concert), car l'image de Dylan qui est renvoyé par la presse le rends assimilable. Mais après que Dylan ait commencer à se développer en tant qu'artiste, à cesser d'être la somme de ses influences et de davantage puiser dans sa propre créativité pour développer une musique et un son inédits, on passe à un nouveau régime d'images, celles de Pennebaker. A la fois plus intime, Dylan en coulisse, mais aussi plus mystérieuse, on ne sait plus trop à qui on à affaire, on ne peut plus rattacher Dylan a une image et à des notions préexistantes. Tout simplement, il se met à exister en tant qu'individu, dans sa musique comme à l'image. Ce qui provoque, on le voit aussi dans les extraits, une certain frustration et un certain rejet de la part de la presse et du public. On tente pourtant encore de le rattacher à une certaine scène musicale qu'il a pourtant manifestement abandonnée, ou à le renvoyer à la dimension politique de ses textes passés. On finit même par lui dire très directement que ses premiers albums étaient meilleurs que ses albums actuels.
Et parce que Dylan n'existe à l'époque qu'au présent, que ce qu'il fait n'est pas rattachable au passé, les images qu'utilise Scorsese pour exprimer cette période, existent aussi au présent. Elles dégagent ce côté d'immédiateté, de « pris sur le vif », et sont dénuées de tout commentaire rétrospectif, contrairement à la plupart des autres archives qu'il utilise dans le film. Elles surgissent et ne sont pas manipulées, associées à d'autres images, commentées, elles restent brutes et s'expriment pour elles-mêmes. Elle ne semblent même pas prises dans la chronologie du film, comme on l'a dit elles surgissent brusquement et régulièrement pendant que les autres archives s'attachent à mettre en place la progression d'une histoire, et lorsqu'elles arrivent elles cassent la chronologie avant de repartir aussi vite qu'elles sont venues, et le néophyte de Dylan n'aura aucune idée de ce à quoi elles correspondent précisément. Elles paraissent donc comme des images indépendantes et intemporelles. C'est une autre façon d'utiliser l'image d'archive, de la travailler en accord avec son sujet, qui est pour ce film, je crois, la question de la représentation publique d'un individu.
Mais No Direction Home est justement lui-même un film qui tente de représenter un individu auprès d'un public, tout en tentant de trouver une certaine logique dans la façon de procéder, par la manipulation d'images préexistantes. Cependant, le film assimile et note l'agacement de Dylan face à cette volonté d'analyse et de représentation, de fixer une certaine image de lui, de l'archiver en quelque sorte, et le fait tout particulièrement à ce moment là :
Ici, le film reprend l'opposition image médiatique/image documentaire que l'on a déjà vu, avec l'interview au milieu pour les séparer. Pendant l'image d'archive, nous avons à l'audio Dylan qui se plaint de l'image tronquée que les gens avaient de lui, « pour une certaine raison », alors qu'à l'image on le voit un peu désemparé dans une salle de presse, capturé par une caméra. Puis à la fin, après que Dylan ait parlé de la presse qui le rendait malade, qui lui a donné envie de rompre avec ce qu'il faisait, on passe brusquement aux images de Pennebaker, où il n'y a pas de représentation médiatique mais seulement une expression artistique brute. Mais peut-être plus intéressant encore, il y l'interview au milieu, où alors qu'on lui demande hors-champ de qui il en avait marre, Dylan répond « des gens comme vous, des gens qui vous assomme de questions ». C'est le seul moment où le film casse son propre dispositif de « talking-heads », où d'ordinaire on efface la présence de l'interviewer, où on cherche à montrer quelqu'un qui s'exprime seul. Alors qu'ici, on entends la personne poser la question, et Dylan réagir en parlant de sa fatigue face aux gens qui posent des questions, en assimilant les interviewers des années 60 à celui qui se trouve en face de lui. Par la révélation de son dispositif véritable, le film assume ici en définitive son statut similaire, où au moins assimilable, à toute la presse des années 60 qui fournit les images qu'utilise le film. Assimilable par leur volonté de définir Dylan, et donc de devenir des archives pour le comprendre. Et c'est tout à fait vrai dans la mesure où les images enregistrées spécifiquement pour le film, et même tout le film à vrai dire mais particulièrement l'interview de Dylan du fait qu'il s'exprime extrêmement peu, ont véritablement aujourd'hui ce statut d'archive précieuse pour qui voudrait chercher à s'intéresser à Dylan. Et si le documentaire No Direction Home reconnaît et assume sa proximité avec la presse des années 60, il admet aussi au passage, puisqu'il en parle, le côté réducteur et problématique d'une telle approche. Est-ce que ce que j'enregistre a et aura une vraie valeur à l'avenir dans cette volonté que j'aie de représenter un artiste ? Où est-ce réducteur ? Aurais-je besoin de l'associer à autre chose, à d'autres images, à un commentaire rétrospectif ? Voilà toutes les questions qu'on peut trouver dans No Direction Home vis-à-vis de la question de l'archive.
Dernière édition par Desmos le Ven 11 Nov - 19:22, édité 1 fois
JeffreyLeePierre This Land Is Your Land
Nombre de messages : 2904 Age : 58 Localisation : Paris Date d'inscription : 06/01/2011
Sujet: Re: No Direction Home & l'image d'archive Jeu 10 Nov - 21:31
"5 minutes de libres" ! M'a fallu 25 minutes pour lire (en comptant le temps de regarder les extraits que tu as mis). Escroc
Superbe analyse, je n'avais jamais envisagé le film sous cet angle, m'étant juste laissé porter par ce diable de Scorsese.
Oyster This Land Is Your Land
Nombre de messages : 9040 Localisation : In the pines Date d'inscription : 19/04/2005
Sujet: Re: No Direction Home & l'image d'archive Jeu 10 Nov - 21:54
Je plussoie Jeffrey, j'ai appris plein de trucs.
Desmos This Land Is Your Land
Nombre de messages : 1494 Age : 30 Localisation : Le pays des vaches, Normandie Date d'inscription : 20/12/2008
Sujet: Re: No Direction Home & l'image d'archive Ven 11 Nov - 19:02
Merci les gens.
Tebaldeo This Land Is Your Land
Nombre de messages : 646 Age : 28 Date d'inscription : 04/12/2013
Sujet: Re: No Direction Home & l'image d'archive Sam 12 Nov - 13:27
Ton analyse est extrêmement intéressante et permet de voir NDH d'un nouvel oeil. Merci beaucoup pour le partage
hazel This Land Is Your Land
Nombre de messages : 4752 Age : 34 Localisation : Rennes Date d'inscription : 16/01/2010
Sujet: Re: No Direction Home & l'image d'archive Mer 7 Déc - 22:56
Ouais merci, j'ai enfin pris le temps de lire cette passionnante analyse. Très bon boulot, respect.