Réhabilitons l'indéfendable :
D'abord, je ne peux pas être objectif avec ce disque, je l'ai trop écouté et aimé quand je n'en avais pas beaucoup. Il fait partie de mon patrimoine neurologique, associé au vert paradis des premiers émois musicaux.
C'était mon deuxième Dylan. Après Desire, comment s'orienter dans une production pléthorique (déjà pléthorique, on était fin des 70s) quand on n'a que peu de moyens et pas d'internet ?
Pas envie d'une compilation, parce que j'avais déjà l'idée d'acheter plus tard les meilleurs abums originaux. Alors gros malin, je prends un double live récent en me disant que ça va faire un greatest hits sympa.
Et là, coup de bol : pour ses premiers shows dans l'archipel, Dylan a accepté de jouer le jeu (imposé contractuellemet) d'une sélection de ses chansons les plus célèbres assorties de quelques morceaux récents. En plus, on le sent plutôt content d'être là, un peu emprunté / étonné de sa popularité dans ce pays si différent. Et donc il joue vraiment le jeu, il se donne dans des interprétations sincères, sans en rajouter des tonnes ou essayer des trucs différents, avec une envie de convaincre qui fait plaisir à entendre.
Il y a aussi son big band de luxe, et des interprétations qui privilégient la musicalité à la furia "rock'n'roll" du Band.
Ce qui tombe bien, parce que ces versions ont longtemps été pour moi les versions de référence de ses grands classiques 60s. Ce n'est que quelques années plus tard que j'ai entendu les premières versions originales avec le Greatest Hits Vol. 1, puis toutes les autres avec les albums originaux. Mais avec Budokan, on accède directement à la beauté des mélodies, sans le frein de l'interprétation souvent rebutante pour le néophyte : pas besoin de s'acclimater à la sécheresse des premiers albums accoustiques.
Bon, chanson par chanson, ça dit quoi ?
Mr Tambourine ManPas un bonjour.
"One, two, three, four" dans le fond.
La mélodie esquissée en petits licks d'intros à la lead guitare, et c'est parti pour une version joyeusement enlevée. C'est la voix mature des 70s, un peu mais pas trop nasillarde, un peu beaucoup éraillée. Mais au lieu de la forcer comme dès qu'il retrouve le Band, Dylan chante ses mélodies et leur beauté s'impose immédiatement.
Il y a un zoli flutiau (un peu énervant à la longue), des choeurs aériens, une section rythmique en béton, tout est réuni pour une belle soirée. Les arrangements des intermèdes entre les couplets ont été très travaillés, ce sera une constante. Et les choeurs accentuent la musicalité du chant de Dylan.
Shelter From The StormConcession à l'époque, un vague air reggae pour la rythmique. On retrouvera aussi cette tendance pour plusieurs chansons. Les intermèdes font la place belle au saxophone, tout en accélérant le rythme. Du coup, j'ai trouvé l'originale de Blood On The Tracks un peu pâle et monotone quand je l'ai découverte beaucoup plus tard.
Love Minus Zero / No Limit (Drôle de titre)
Première intervention à l'harmonica, un peu massacrée par l'acompagnement de violon et flûte.
Evidemment, Dylan chante une bien jolie mélodie. Plus tard, après avoir écouté Bringing It All Back Home, je me rendrais compte que les intermèdes entre chaque phrase l'alourdissent quand même. Sinon, derrière, les deux bûcherons emmènent, on est confortablement installé dans la classique ballade up-tempo du rock mainstream.
Ballad Of A Thin ManLe piano évoque un ailleurs (mais moins bien que dans la version originale, forcément), les bongos sont très heureux (et oui, il y a une percussionniste à plein temps dans ce groupe, elle joue d'ailleurs toujours juste). Les accélérations et renforts de choeurs aux charnières des couplets et pour les refrains donnent à l'ensemble un air gentiment dynamique, mais c'est quand même du massacre. Dommage, parce que les passages plus calmes des débuts de couplets sont vraiment bien balancés. Et si on découvre la chanson avec cette version, on comprend quand même que c'est une grande chanson.
Don't Think Twice, It's All RightVersion reggae. Juré, si tu ne connais pas l'originale, c'est pas si mal.
Et notamment parce que Dylan la chante avec entrain, sans aller jusqu'aux braillements qui défigurent toutes les versions entre 1965 et 1975 que j'ai pu entendre. Plutôt pas mal, donc, sauf les solos de Mr Billy Cross qui sont très moyens.
Applaudissements nourris, et premier
"Thank you" de la soirée. L'ambiance se dégèle. Ça tombe bien, il est temps de changer de face.
Maggie's FarmUn
"OK" lointain en guise d'introduction. C'est carrément la fonte de la banquise.
L'arrangement reprend celui du Band, mais émoussé façon big band à cuivres mous et lead guitare bavarde. Je crois bien que c'est celle que j'aimais le moins. Et il y a à peine une mélodie à se mettre sous la dent. Mais on sent franchement une belle énergie dans les solos de la fin et ça bastonne quand même.
A propos, tu sais quoi ? Le cogneur en chef, Ian Wallace, c'est celui qui tenait les baguettes du boueux Earthbound live de King Crimson, ce n'est pas qu'un manchot et il le prouve.
"Thank you, that was called Maggie's Farm".
One More Cup Of Coffee (Valley Below)Ahhh ! Son rythme chaloupé, orientalisant, son envoutante mélopée. Moins prenante que sur Desire (Scarlet Rivera n'est plus là) mais musicalement plus riche, et ça ne lui va pas mal au teint. Et puis Dylan montre qu'il sait crier sans brailler. C'est bon d'entendre ça.
"Thank you".
Like A Rolling StoneMais oui, bon sang, mais c'est bien sûr ! C'est là que j'ai appris à jouer les deux premières phrases de couplet en Do / Fa plutôt qu'avec la fameuse suite d'accord. Chouette trouvaille.
Bon, elle est là, elle a un peu vieilli, mais elle est bien là.
Les choeurs soulignent les refrains, le saxophone les emporte vers le ciel. Et Dylan est dans une belle forme vocale, au passage.
"Thank you" (mais genre "faut pas qu'j'déconne, moi, j'me laisse un peu emporter, là").
I Shall Be ReleasedIntroduite au pedal steel, mais sans verser dans l'idiome country. Un air de classique, servie dans son écrin rutilant (choeurs, chorus de saxophone) et avec une énergie vocale authentique. A côté de ça, la version originale fera toute pâlotte, la pauvresse.
"Thank you", cette fois avec un réel entrain.
Is Your Love In Vain?"Here's an unrecorded song. See if you can guess which one it is" (et ça fait marrer un des musiciens).
Une des plus belles sur ce disque. Mélodie à fondre, les arrangements (notamment les choeurs en wouuuhhh) et l'interprétation vocale entièrement au service de son évidence.
Et le pont ! Une vraie relance.
Et le chorus de fin ! Elle a tout d'une grande.
En plus, quand il dit
"Thank you" à la fin, on entend qu'il sourit vraiment. La séduction a opéré dans les deux sens.
Going, Going, GoneLà encore, jolie version, bien supérieure à la geignarde originale : l'Hammond monte en volume, les choeurs aussi. On lui passe même la mandoline et le pont doucement lourdaud. Et c'est pas l'ad lib de fin qui fera penser le contraire.
Fin du premier disque.
Blowin' In The WindDémarrage tout en délicatesse et gentils applaudissements de reconnaissance. Je crois bien que ce seront les seuls, pour situer le niveau du public tokyoïte de 1978.
Et une joliesse jamais démentie. C'est quand même une putain de belle mélodie, agrémentée ici de deux trois effets / essais de voix (puisqu'ils la connaissent, autant y aller un peu). Un solo de guitare discret, respectueux, sans faute de goût.
Just Like A WomanEncore une interprétation qui mise tout sur la mélodie de voix, et elle a bien raison, enjolivée d'arrangements de piano fort justes. Dylan laisse les choeurs prendre les refrains dans les temps pour s'autoriser quelques sorties de tempo. Et il chante le pont avec une conviction terrible.
Premier vrai solo d'harmonica, et le seul du disque. Il commence dans le genre délicat et se termine sobrement en soulignant les parties rythmiques. Un modèle du genre.
Oh SisterHammond toute Leslie dehors et effet vibrato sur la lead guitare pour remplacer le violon de l'originale, avec une voix habilement renforcée par les choeurs.
La lead gronde, superbe, les percussions assouplissent le rythme du bûcheron en chef, le saxophone prolonge les voix, l'ensemble progresse d'une démarche chaloupée... Que vient fugacement interrompre le pont, avant de repartir de plus belle, offrant une seconde intervention remarquable de Billy Cross. Finalement, il a parfois du très bon.
Simple Twist Of Fate"Here's a simple love story, happened to me".
Et pour ne pas changer, elle est entreprise par la face délicatesse, avec plus loin un solo George Harrison-esque, puis des renforts de violon et saxophone. Sans jamais se départir d'une musicalité somptueuse.
Un grand moment du concert, elle aussi supérieure à l'originale de Blood On The Tracks.
All Along The WatchtowerFlûte, violon, percussions et choeurs lui donnent un air comme sortie de Desire. Oublié le complexe Hendrix (d'ailleurs Billy Cross a le bon goût de ne pas nous assaillir d'un solo "hendrixien"), elle acquière un swing bien entraînant.
I Want YouUn peu décevante. Le parti pris des arrangements, tout en retenue, laisse son côté joyeux sur le bord de la route. La performance vocale est pourtant proche du très grand, la beauté de la mélodie ressort presque autant, mais il lui manque quelque chose. La ritournelle peut-être, du rythme surtout. Inaboutie. Mais je crois me souvenir que je l'aimais bien, avant d'entendre la version de Blonde On Blonde. Notamment parce que sa poésie transpire de toutes les syllabes.
"Thank you". J'oubliais de mentionner qu'on sent l'ambiance et l'émotion monter crescendo durant toute cette troisième face. Les musiciens et le public.
All I Really Want To DoJouée dans la veine de Maggie's Farm.
Malheureusement, Ian Wallace est un peu pataud, aucun swing, et c'est juste ce qui manque. Parce que sinon, le parti pris était le bon : entrain et dynamisme. Allez, je m'autorise un blasphème : elle fait de l'ombre à la version d'Another Face of Bob Dylan, lui donne l'air morne.
"Allright, thank you".
Knockin' On Heaven's DoorReggae !
Et youpi ! Ces arrangements sont destinés à lui redonner des couleurs. Belle tentative, mais à la longue elle fatigue l'auditeur. T'étais venu voir un sous-Bob Marley, toi ?
"Allright, thank you very much !
This is called...
It's Allright, Ma (I'm Only Bleeding)"Evidemment, morceau de bravoure du concert, et servi comme tel. Inspiré, enlevé, tour à tour énergique, aérien, retenu. Et ce chant : terriblement engagé, mais jamais au delà des limites. On a l'impression que pour la première fois, Dylan dispose d'une sonorisation correcte et de retours dignes de ce nom, qu'il peut enfin donner toute la puissance de sa voix sans forcer le trait.
Bon. Ça a beau être goujat de donner une note aux oeuvres artistiques, je ne me contiens plus et j'envoie un 11/10.
"Thank you. Once again time gets going and we have to run."La dernière donc :
Forever YoungElle est belle, prenante. Z'auraient pas oublié les pinces pour couper les cordes du crétin à la mandoline, elle était parfaite.
Applaudissement nourris, le Zim a quitté la scène.
On applaudit en rythme pour faire revenir la star.
Rappel.
"Thank you, so very kind.
I wrote this song about 15 years ago. It stills means a lot to me, know it means a lot to you." (Classe, non?)
Pour le rappel, donc, un incunable, un cacique :
The Times They Are A-Changin'Et jouée comme un classique du répertoire, mélodie devant, un peu rénovée par l'accélération sur l'avant-dernière phrase de chaque couplet.
Après le dernier couplet, la musique et les choeurs continuent ad lib, à l'américaine.
"Thank you, we'll be here for another night, we will see you again".Bon. C'est sûr, tout ça c'est pas très rock'n'roll, encore moins de l'Art Brut. Ce sont plutôt des jolies chansonnettes pour nos amis les culturellement lointains. Et les jeunes enfants aussi. De la muzak ?
Non, non, mille fois non. C'est juste un bon disque, varié, confortablement mainstream, doucemcent entrainant. Et au service de ces magnifiques chansons. Tout ça pour dire que c'est un disque que j'aime beaucoup et qui ne mérite pas la sale réputation qu'il se traine.
J'en termine en vous citant la dédicace du gatefold :
'The more I think about it, the more I realize what I left behind in Japan - my soul, my music and that sweet girl in the geisha house- I wonder does she remember me? If the people of Japan wish to know about me, they can hear this record - also they can hear my heart still beating in Kyoto at the Zen Rock Garden - Someday I will be back to reclaim it."