« Dirge » est très certainement un de ses chefs-d’œuvre, le plus méconnu. Je mets cette chanson au même niveau que « Blind Willie McTell », rien de moins. Elle a été enregistrée en direct (bien sûr avec Dylan) en deux prises. Une à la guitare (rester inédite à ma connaissance) et une au piano, simplement accompagnée par Robertson qui improvise ici une des plus belles prestations de sa carrière.
« Dirge » est plus qu’une chanson pour Dylan, c’est la fin d’une ère qu’il avait entamée avec Nashville Skyline. Entre 1968 et 1974, Dylan a essentiellement composé des chansons légères et positives à l’image de sa vie de famille. Durant cette période, il n’a effectué aucune tournée et très peu de concerts. Il s’est consacré essentiellement à sa femme et ses enfants ainsi que bien sûr à ses maîtresses, ce qui a fini par provoquer la chute de sa Rome à lui. Sarah était tout sauf une femme soumise.
Disputes, ruptures, réconciliations et, au bout du compte, un amour à bout de souffle. C’est exactement ce que « Dirge » exprime, un amour qui meurt, mais pas en silence, avec haine et fracas.
La chanson commence par ces lignes : « Je me déteste de t’avoir aimé et la faiblesse que cela a dévoilée. » Toute la première partie de la chanson Dylan travaille sur ce sentiment de vulnérabilité que provoque l’amour, l’effrayante certitude qu’on n’est plus maître de son bonheur. Au début, on se complète et lorsque les amants se séparent, ils se rendent compte que se compléter, c’est aussi devenir dépendant de l’autre, un sentiment que Dylan découvre et qu’il ne peut supporter, lui qui n’a eu de cesse de chercher la liberté. Toute sa carrière, Dylan a refusé de se laisser enfermer. Il ne voulait dépendre d’aucune chapelle, d’aucune cause, d’aucune femme (souvenez-vous de la manière dont il traita Joan Baez). Le Zim ne veut dépendre que de lui-même et voilà que l’amour se ramène et décide de faire de lui son pantin ? « Je hais ce jeu idiot et le besoin qui en résultait. » « Je hais la pitié que tu m’as montrée. »
On pourrait croire alors que, en quittant Sarah, Dylan allait accueillir cette liberté comme un compagnon longtemps perdu de vue, les bras ouverts. Au début, cela en a l’air. « J’ai entendu les chansons de liberté. » « J’ai payé le prix de la solitude, et je vis enfin sans dettes. » Oui, mais très vite, il avoue : « Il y en a qui vénèrent la solitude, je n’en fais pas partie. » « Je continue de chercher une pierre précieuse. »
L’amour est une prison dans laquelle nous souhaitons tous être enfermés jusqu’à la fin de nos jours. Il ne reste plus à Dylan qu’à poursuivre sa route en emportant avec lui sa foi et la force de croire en son destin. « Madame la chance qui brille sur mon chemin te diras où j’en suis. » « Tu sais, je me déteste de t’avoir aimé, mais je devrai surmonter ça. »
Quelques mois plus tard, il composera « Blood on the Tracks ».
« Dirge » est plus qu’une chanson pour Dylan, c’est sans doute sa vraie lettre d’adieu à l’amour de sa vie. Une œuvre tellement personnelle, qu’il ne la chantera jamais sur scène.
Plutôt crever!