Si éventuellement, ça pouvait compléter le panel des 5 chansons pour Vapeur Mauve :
Ceci n’est pas le titre d’un album, mais celui d’une chanson, a song – un songe perdu au milieu d’un invraisemblable corpus de chants et de songes faits à plusieurs, réunis sous le titre de ‘Basement tapes’, et enregistrés durant l’été 1967 à Woodstock où Bob Dylan et The Band ont trouvé refuge après une tournée scandaleuse – scandée par les manifestations de rejet, de haine d’un public à la recherche d’un Sens, d’une Vocation, d’une Voix – d’un Messie.
Quoi, le Pur s’habille comme un personnage d’Alice au Pays des Merveilles, ce monument de non-sens ? Quoi, le Message ne s’adresse plus à l’Universel ? Quoi, la Voix s’étire jusqu’à l’absurde, noyée par les rugissements électriques d’un vil orchestre de rock ?
‘Everybody must get stoned’ – stoned : défoncé, mais aussi lapidé. Il l’avait bien cherché, on ne joue pas impunément avec le Sens. Il sera Judas. Et sera lapidé.
Accident – diplomatique ou non, peu importe. Les choses allaient trop vite, de toute façon. Et il fallait bien qu’à un moment, la machine s’arrête et se repose : les roues de la moto étaient en feu.
‘Je ne suis pas là (1956)’ : titre dont la caractère énigmatique est renforcé par l’indication de ce qui pourrait bien être une date (mais laquelle ?), une balise dans le temps. Si Dylan a rompu avec le sens, il n’aura pas rompu avec le temps, dont il fera désormais son affaire : il a désormais le Temps, étant passé de l'autre côté du miroir.
Cela commence par des mots indistincts comme passés au mixer – suite de phonèmes désordonnés d’où émergent çà et là des mots reconnaissables, et où il semble être question d’une femme qui pleure nuit et jour – le narrateur le sait : il était là. La voix trop basse, presque bredouillante, semble cacher quelque chose, un drame dont il est difficile de rendre compte avec des mots. Comme s’il marchait, tête baissée, au milieu du brouillard. Puis, après le temps d’une courte respiration, la voix s’élève soudain, comme s’élèveraient des yeux au ciel, recouvrant la vision : I believe… puis non : ce qu’on attendait, une explication, un sens reconnaissable, ne vient pas – et ne viendra plus. Le narrateur, sans doute pris dans les fils de ses rêves, continuera de se fondre dans l’indistinct. Cette apparition, madone archaïque ou reine des souffrances, restera impalpable – de même que la grammaire confuse du narrateur, dont la souffrance ressemble à celle d’un accusé atteint d’idiotie qui tenterait de plaider sa cause devant un tribunal surdimensionné, kafkaïen. Oh non, dit-il, je ne lui appartiens pas, je n’appartiens à personne – elle n’était qu’une mystique au cœur solitaire. Et je suis né pour l’aimer, mais le royaume attend tellement d’elle…
Des choses comme çà, incohérentes, poignantes. Et la fuite ultime : je ne suis pas là, je suis parti. Sous entendu : je suis là pour personne – ce que j’ai vu, nul ne peut comprendre.
Une première dans l’œuvre de Dylan, et une dernière. Ce chant désemparé – son plus beau – ne sera jamais reproduit, un peu comme si Dylan avait entrevu, dans le strict langage des rêves éveillés où aucun mot n'est à sa place (chant automatique ?), un secret impossible à partager et néanmoins irrépressible.
Le chant d'un véritable poète.
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Seul mon squelette reste optimiste.